Lucie Taïeb – Rêve de Boucq
Voilà Boucq, c’est une rue.
Une rue en déclivité légère, pavée, bordée de chaque côté de maisons bien tenues, jolies aux toits de tuiles et gentille pierre blanche. Les maisons ont des géraniums, il y a un assez large trottoir couleur granit rose ou brique, des tons chauds, cuivrés.
La rue représente le diamètre d’un cercle qui n’a pas d’autre rayon.
C’est le mystère de Boucq: aucune rue ne mène à cette rue et aucune n’en part. Aucune ruelle aucune route, rien, hors cette rue, n’est Boucq; en haut, le panneau «Bienvenue à Boucq» en bas, le panneau «Vous quittez Boucq», mais si vous entrez par le bas, c’est inversé.
Lorsqu’on quitte Boucq et qu’on franchit l’invisible frontière du cercle, il y a des herbes hautes, folles et très douces, des campanules, des libellules, des rivières, des étangs, du vin et des nappes de pique-nique, des paniers, des femmes nues qui vous regardent droit dans les yeux l’air placide-effronté et des hommes en chapeau un peu niais, et lorsque le soleil se couche des champs de blé, des coquelicots; au crépuscule c’est un pré très vaste et pelé et alors vient la grande Chevreq.
La grande Chevreq a des yeux jaunes des pupilles verticales et beaucoup de sagesse. Il faut monter sur son dos pour quitter la périphérie enchantée du cercle et retourner dans le monde du monde. Mais ceux qui sont véritablement avisés ne montent pas sur le dos de la grande Chevreq. Ils s’allongent sous elle et cherchent à téter son lait âpre et crémeux son lait vaguement salacé, son lait de grande sagesse, sa vertu. Certains disent qu’il faut boire de son lait pour rester dans le cercle enchanté et à l’aube revenir à Boucq par le haut ou reprendre par le bas sa rue et parcourir l’unique et seul chemin d’allers-retours toujours dissemblables en écoutant entrer dans sa tête toutes les voix qui un jour ont résonné dans Boucq et se sont tues. Parce qu’on y est toujours seul.
D’autres disent qu’il faut pour y rester s’accoupler à la grande Chevreq mais c’est faux car on la voit toujours de face, d’en dessous ou d’en dessus mais jamais de derrière. Le seul à jamais la voir de derrière est le Boucq qui n’existe pas.
Cela ne m’intéresse pas. Ni son lait, ni son cul. Ni rester, ni partir. Je me suis assise sur la chaussée et j’ai regardé longuement la jointure irrégulière, entre ces deux pavés le vide. J’aurais pu jurer, à force de la contempler, que la jointure avait l’exact même dessin que l’unique rue de Boucq, dessin qu’on aurait pu superposer au contour de la pupille verticale de la grande Chevreq, si on avait cherché le secret magique de quelque chose et la coïncidence des formes qui révèle une Loi, parmi le chaos et l’incohérence.
Il faisait chaud et je pensais seulement à son pelage très blanc, très doux et à la fente de son sourire, lorsque sous son menton je caresse la barbiche.