24 avril 2020 – Lucie Taïeb

Tu vas au feu

Je me taperais la tête contre les murs. Si j’étais moi je me taperais continuellement la tête contre les murs. Pas seulement la tête d’ailleurs. Je me taperais continuellement contre les murs (si). Je m’élancerais contre les murs pour qu’ils se fissurent. Je me cognerais incessamment contre tout mur visible ou invisible contre toute porte fermée que je préférerais tenter d’enfoncer plutôt que de l’ouvrir. J’irais en force. Je serais couverte de bleus. Je ne me ferais jamais vraiment mal mais si j’étais vraiment moi je me ferais vraiment mal. Je me briserais. Je détruirais mon propre cœur sauvage. J’arracherais mon propre cœur sauvage et ses multiples racines et liens de chair puis au réveil je constaterais qu’il est toujours en place. Alors, nous ferions l’amour et j’irais me baigner longuement. Je ferais en sorte de ne pas me réveiller. Je nagerais sous l’eau et je n’aurais pas besoin de remonter à la surface je me noierais et continuerais de nager. Comme certains poissons qui se camouflent j’irais sous le sable du fond des mers et on ne distinguerait plus mon corps. Puis je remonterais à la surface et nous mangerions des sardines grillées et des tomates fraîches. Mes cheveux seraient toujours mouillés je n’aurais pas un corps mais plusieurs, et nous ferions l’amour à chaque fois mais ce ne serait jamais ni toi, ni moi, mais plusieurs. Si j’étais moi nous serions plusieurs et nous nous tairions. Je me tairais. Quand je serai moi, je me tairai. J’aurai sans cesse ton goût en bouche et ne voudrai rien en dissiper.

Tu sais pourtant qu’on ne touche jamais le fond. Tout nous corrode et le chagrin plus puissamment que le reste, tes larmes et ton sel affadissent en même temps cette haine de toi qui suinte à chaque mot. Mais lorsque tu ne supportes plus cette eau tiède, tu vas au feu, à la sécheresse de l’île, aux sculptures de sel subtil, à la pureté volcanique, lave, au noir, à l’ombre sans nuance, au tranché, implacable, immédiat.

Tu vas au feu, au saccage, ton corps est ta seule arme, et cette hache dans tes mains, traversant le décor, déchirant les espaces, les remparts, toute protection, toute entrave, s’il y a une fureur, personne n’a intérêt à ce qu’elle se libère, s’il y a, à vivre, une extase, comme le goût du sang, une violence, elle se trouve de l’autre côté, elle se trouve où tu t’aventures. Aucun conte ne dira assez le danger réel qui menace ton monde : l’extinction de la rage, la soumission au principe de précaution, dormir comme une masse.

Extrait de Safe, paru aux éditions de l’Ogre en 2016.