16 mai 2020 – Nicolas Pesquès

Le rose et la grille
Paysage n°135 de Jérémy Liron

Hypothèse : les couleurs sont hautes en personnages : que ceux-ci paraissent et elles portent précisément leurs couleurs, qu’ils s’absentent et elles prennent leur relève ; il est si facile à la vie des couleurs d’être sans contradiction avec la vie tout court ; à nos yeux, elles sont faites l’une de l’autre.

Non contradictoire mais souvent source d’étonnement. Voici un rose venu de nulle part, comme transpiré par le grain de la pierre, de la peau, et soulevé par sa propre lumière, offrant sa nudité et sa surprise au cœur d’un monde cadenassé. Rose bien gardé qui réclame qu’on l’oublie, et aussi qu’on le voie, et on le voit de l’oublier dans sa discrétion. On le voit se retenir, ou bien être retenu. Rose qui dort, rose assoupi sous une nuit qui pèse et derrière ce qui l’encage. Rose qui se protège, qui craint l’exhibition, la surexposition, qui aime en dire long sur sa réserve, sur sa pâleur.

Une douceur en cage, ou bien une fleur en pierre, un effluve à l’ombre du fer forgé. Un rose exactement tamisé, passé sous grille, sous la très fameuse grille qui a établi son empire depuis la perspective (Vasari, Dürer) et jusqu’à sa négation, à la fois son refoulement et son exaltation (Mondrian). La grille dont on sait qu’elle est à elle seule un concept puissamment opérationnel, à la fois principe d’organisation et sceau pour le sceller, l’incruster, le tatouer – c’est pourquoi le rose dessous, derrière, le rose reste une peau sensible, adorablement intacte.
Rose atténué par une contrainte d’amour et par l’ensemble des forces qui la contiennent. Rose sous construction, mais structure pleine de jours et de cachettes, comme s’il lui était possible à tout instant de devenir l’intime, la main qui frôle, le désir entêté.

Une grille noire peut enfermer un noir porteur de toutes les inquiétudes de la nuit, d’une profondeur à juguler : elle sera donc limitée dans l’espace, un rectangle suffira qui barre son propre accès au-delà des barrières. Sont-ce deux noirs ou le même qui exhibe sa bivalence, sa face de Janus ? Quand l’un passe-t-il sur l’autre ? Quand l’autre revient-il en surface ? On ne sait pas le dire, sans doute parce que noir sur noir est le mystère majeur et la limite de la peinture et qu’un tableau peut très bien mettre cela en scène et ainsi trouver dans une situation des plus anodines le singulier manifeste de toute vision et de tout théâtre : une grille devant un mur.

Soit l’entassement des horizons, l’écrasement du temps de la vue dans le plan de la vision, et l’incessante venue des lointains autant que leur arrêt sur image.

Ce rose, ce mur, cette clôture font qu’une scène de pure obstruction peut devenir un tableau de grande liberté, d’infinie percée. Subsiste, et même s’y établit un désir qui entretient sa propre perspective, un rose qui creuse son bonheur, poursuit le saisissable bien-être du regard qui conduit le regardeur à s’engouffrer à sa suite où le rose tient promesse.

Quand bien même elle ouvrirait un théâtre, la grille est aussi un thorax qui respire. Elle ressemble d’abord à une clôture, elle annonce une halte forcée. Les carrés et les rectangles qu’elle dispose composent un jeu de cartes, d’espaces à feuilleter, de peinture qui se colore, qui prend la couleur là où elle veut aller, s’agglutiner ou s’échapper, grise ou rose. Le tableau est là pour ça, pour cette balance d’hésitations, cette panoplie de choix, d’élections qui s’empilent et dressent ses fenêtres.

On le sait depuis le début de la Renaissance : fenêtre et paysage sont presque synonymes. C’est ainsi qu’un tableau joue sur deux fronts, poussant l’un dans les bras de l’autre et réciproquement, occultant celui-ci pour mieux célébrer celui-là, pour finalement répondre au désir ou au rêve qui savent trouver l’ailleurs et la durée qui vont accompagner ceux de notre quotidien jusqu’à l’infini de leurs parallèles.

D’où vient donc ce rose, et comment est-il parvenu jusqu’à nous ? Car ce n’est qu’une fois l’image constituée qu’elle devient une interlocutrice détachée. Avant, c’est le brouillon des causes et des désirs d’un corps en proie à l’expression, pris dans les rets de la confection. Puis la couleur change de nature, elle s’adresse à nous. Elle nous arrive de loin. Sa richesse et son paradoxe est d’être nue et costumée, à la fois chose fraîche et comme née solitaire, et aussi habit de lumière de tout ce sur quoi elle se dépose, qu’elle l’abîme ou l’irradie. Elle partage alors les feux de la rampe avec tout ce qu’elle touche. Ceux qu’elle touche d’abord sont ceux qui la regardent et qui s’approchent, venus d’encore plus loin à sa rencontre, à mi-chemin de désirs le plus souvent étrangers.

Alors, si ce tableau est une fenêtre, c’est à la façon de celles de Bonnard où tout le dehors est comme peint dessus ; et de fait, ce sur quoi leur ouverture donne vous saute aux yeux – avec Marthe entièrement vaporisée dans le flou de toutes les fleurs du jardin – ici bâtie, pétrie et condensée dans le rose d’un mur. Marthe, l’amante toujours diffuse, enfermant le regardeur dans son bonheur, toute fenêtre murée, tout rose incarcéré.

En ce sens, une grille est toujours une grille de lecture. Mais faut-il lire quand on regarde ? Suivi aussitôt de l’éternelle question : que voit-on quand on lit ?

En fait, ce tableau n’est qu’une grille, plus précisément une grille de grilles. Il résulte de la conjonction d’un premier portail et de ses ombres et projections sur un espace mural lui-même jointoyé en lignes orthogonales. Jacquard généralisé, moucharabieh extensif, il semble qu’une résille se soit emparée du visible et qu’il s’agisse, pour celui qui considère ce tableau, de voir sans être vu. Mais il n’y a rien d’autre à voir que ce qui empêche la vue : une grille à n’en plus finir qu’accompagne et bloque un muret de pierres cimentées, et au-dessus une ombre elle-même griffée d’ombres projetées.

Sur ce front d’opacité, une seule lueur : le rose du mur, soit une sorte de contradiction. La couleur même de la chair, couleur liquide s’il en est, érigée en obstacle, dressée telle une interdiction ; c’est ici que la couleur est haute en désir, en personne lointaine, en distance désespérément palpable.

Ainsi ce tableau nous offre-t-il une vue en tout point protégée : d’un côté un horizon bouché derrière une herse, de l’autre, un rose inaccessible nous regarde. Nasse visuelle, spectacle d’un désir hyper-construit et doublement verrouillé. Peinture irritante et jouissive, ouverte aux fictions les plus intimes, serrée sur ses propres secrets. Tableau qui referme sa boucle derrière nous, en nous maintenant devant une porte close.

Obsède aussi ce nuage noir qui plombe la scène, mais n’est qu’une géométrie additionnelle qui coiffe l’enfermement et en donne la clef architecturale. L’ensemble pourrait fonctionner comme un court de tennis au carré, un court rose derrière son grillage, procédant d’un jeu en puissance enfoui et protégé de toutes parts ; ce jeu enfoui étant d’abord un jeu ouvert de peinture.

Ou bien, une autre hypothèse serait ici à l’œuvre : voir sans être lu, c’est-à-dire voir et seulement voir, mais c’est toute une histoire, et même une tout autre histoire. Et personne pour la dire.

Il s’agirait de savoir ce qui a été peint, cela même qui vient me chercher en peinture, car il est surprenant d’être touché sans parole, frappé par de l’image, par un ton ou une teinte. Mais les corps s’y entendent qui savent se taire et ne réclament qu’un désir suspendu à de la peinture, par de la peinture.

L’hypothèse de départ s’invalide. Les personnages ont disparu. À vrai dire ils n’ont plus lieu d’être. La couleur entre en scène, elle est seule avec les choses. La couleur est personne. Elle est une force qui aime les figures, un corps ondulatoire, une chose qui peut être sans objet, mais peut aussi tenir son rôle : nous sonder profondément.

S’il est un spectre qui hante les tableaux, c’est bien celui des couleurs. Derrière ses barreaux, un rose demande à s’investir. On aura croisé ses fantômes ; ils nous ont fixés sur place, des yeux, comme s’ils poussaient leurs corps devant eux, ou comme s’ils cachaient leurs forces dans la transparence.

Avril 2019