4 juin 2022 – Gracia Bejjani

Vous n’en parlez jamais

vous n’en parlez jamais
lui dire je suis restée l’enfant
lui raconterai la guerre d’un enfant
boue en bouche, je lui dirai
une joue couvait le jeu, l’autre mangeait le réel
je lui dirai, j’ai commencé à écrire avec elle, la guerre
et le tremblement des limites
écrire enfant sans pages ni mots
écrire pour me fixer le vrai au corps
comme me coudre membre fantôme
racontez-moi la guerre,
sa voix basse comme main
on nous nomme, enfants de la guerre
comme honneur et je le reste
l’enfant de là-bas, ce passé-là
la guerre non temps, mais lieu agrippé aux pieds
l’enfant aujourd’hui, poignée d’anciennes syllabes
guerre comme haut ciel ne connaît pas sa fin
répète ses bruits
fracas de corps par morceaux
d’immeubles aux odeurs d’acier chaud
je lui dirai je vois encore ses images fourbues
comme affreux dessins, sans possible correction
nos voix biffées, lectures à reculons
lui raconter les années que je ne comprends pas
la guerre comme langue morte, qu’on ne parle plus
éclats de souvenirs pourtant oubliés
les confessions essoufflés, comme sommeil de souffrant
parlez-moi de la guerre, il me dit
la guerre, ma jeunesse improvisée
lui dire la peur partagée, nos émotions communes
que la joie est plus simple, en temps de guerre
le quotidien, ses miettes sacrées
mes folles envies d’exciter les hommes, les exciter à la folie
plus court le short, plus libre la poitrine
promesse de seins qui battent la vie
je lui dirai dans un effort studieux
que je suis l’enfant dès qu’il s’agit du pays
lui parler de ce lieu-là, l’enfance brûlée sur ma peau
me mettre par terre, lui parler à partir de là
écrire au sol, humus en bouche
faire pousser les mots du béton
les jeter aux nuages, comme nous tombaient les bombes
lui parler de honte, du flou de la honte
celle de ne pas savoir, ne plus discerner
flou du bien ou hantise du mal comme pierres mangées
le flou de l’Histoire et aujourd’hui, l’impossible récit
je lui dirai, je n’en parle pas
demandez aux autres, je suis un enfant

Vous n'en parlez jamais

par Gracia Bejjani

Gracia Bejjani a quitté le Liban à 20 ans et ne l’a jamais quitté. Elle écrit, filme, photographie, écrit. Programmée au Festival Extra Litteratube, à Beaubourg. Publiée par le Courrier International, la Plume Francophone, hors-sol, le site Ici Beyrouth… et dans diverses revues de poésie comme Décharge, Wam
– Site personnel : https://graciabejjani.fr/
– Chaîne vidéo : https://www.youtube.com/c/graciabejjani
– Podcast : https://anchor.fm/gracia-bejjani

photographie : G. Bejjani