12 mai 2020 – Benoît Jacques
Entretien avec la librairie L’Autre Rive – Nancy
L’Autre Rive : Dans plusieurs de vos livres, tout est fait pour que le tracé des dessins et le tracé des phrases apparaissent comme surgis du même outil, du même geste : les lettres sont dessinées, tandis que le dessin montre ses traits de construction. S’il y a de la couleur, on sent la manière dont elle a été posée. Depuis quand avez-vous conscience de cette fascination, qui se manifeste dans tout votre travail, pour le « passage mystérieux qui relie le dessin à l’écriture » ? (Formule que vous avez employée en 1995 dans Le Jardin du trait, hélas épuisé.)
Benoît Jacques : Une vocation naît du désir de faire comme. Un artiste qui a particulièrement marqué mon enfance et ma jeunesse est Paul Klee.
Paul Klee (qui était un violoniste accompli — c’est important de le souligner) aimait à répertorier son œuvre. Au bas de nombre de ses dessins, il traçait un trait horizontal sous (ou sur) lequel, d’une écriture élégante, il donnait une date, un titre et éventuellement un numéro. En regardant ces œuvres, on comprend tout de suite combien les inscriptions manuscrites autant que le trait horizontal en font partie intégrante. Ôter ce trait ou l’écriture serait amputer l’image d’une ou plusieurs de ses parties vitales.
Ce rapport créé entre une image et les traces, lisibles ou non, d’une écriture manuscrite, font partie de ce qui m’intéresse dans l’idée même d’œuvre d’art. Si écrire et dessiner ne sont pas la même chose, dans mon esprit, les deux pratiques sont très proches l’une de l’autre et se complètent.
AR : On sent chez vous la volonté de réduire l’écart entre le tracé linéaire des mots et le tracé linéaire des dessins qui s’enchaînent les uns aux autres. On sent aussi en vous un désir d’aller vers le circulaire, vers le non-linéaire, comme le prouve ce livre paru en 2011 qui s’intitule Vivre (un poème pour). On y trouve une suite de dessins au trait et aux encres de couleur, qui entourent un poème écrit en caractères d’imprimerie. Le poème occupe deux pages sur fond blanc, tandis que les images qui précèdent et qui suivent sont imprimées à bords perdus. Le livre qui sépare le plus ostensiblement le texte et l’image est celui qui donne, de la manière la plus étourdissante, le sentiment que le texte et le dessin peuvent s’interpénétrer d’une manière non linéaire (façon ruban de Möbius), car on peut se demander si c’est le poème qui est situé à l’intérieur des illustrations, ou si ce sont les illustrations qui sont situées à l’intérieur du poème. Comment ce livre bouleversant s’est-il construit ?
BJ : Vivre (un poème pour) est un livre un peu terrible. Il a été imaginé à la manière d’un antidote à L, le livre qui le précède chronologiquement (et dont il est question ci-après). Il est apparu au cœur d’une période tourmentée. C’est, avant toute chose, une lettre d’amour qui, à défaut d’être entendue par la personne concernée, se voulait hurlée (ou chuchotée) au reste du monde.
Le livre est construit comme une traversée (peut-être de forme circulaire, je n’y avais pas pensé). Celle d’un enfant, perdu dans les champs, qui avance parmi des fleurs, et découvre, à mi-chemin, une clairière où des mots sont écrits, comme sur une stèle. Il ne ressort du livre qu’après avoir franchi une nouvelle zone sauvage ; enrichi, transformé, comme la chrysalide devenue papillon, par la lecture des mots autant que par la traversée des images.
Toutes considérations sur les vicissitudes de ma vie mises à part, ce livre est une démonstration du peu d’intérêt qu’il y a à revendiquer les choses qu’on a faites. Il est possible que Vivre demeure le seul et unique « poème », au sens strict, que je publierai jamais. C’est le moment traversé qui m’a conduit à l’écrire et à le dessiner et je peux dire que ce livre me dépasse totalement. D’ailleurs, les mots à eux seuls ne sont pas le poème. Le poème est le livre lui-même, composé d’un ensemble de dessins, accompagnés d’un texte, imprimés au recto seul de feuilles d’un papier particulier, pliées et reliées de façon particulière, à un format particulier, etc.
Philip Guston, un peintre canadien que j’admire, parle très bien de la troisième main qui intervient dans les œuvres. C’est peut-être lorsque les choses échappent à notre contrôle qu’elles trouvent enfin leur juste résonance.
AR : L’une de vos œuvres est purement graphique et s’interdit tout recours aux mots : L, publié par l’Association en 2010, est une autobiographie de plusieurs centaines de pages, comportant environ trois mille dessins, tissée de rêves, dont le titre même, avant d’être un mot (Elle ? aile(s) ? l’initiale d’un nom propre ?) ou un nombre (le chiffre romain L = cinquante), est un dessin (symbolisant un virage à angle droit). Comme pour y faire contrepoids, vous vous êtes lancé en 2012 dans l’écriture d’une tétralogie romanesque (parodie de roman-fleuve chinois), où l’écrit prédomine et où l’illustration joue à n’être qu’illustrative : la Légende de Pioung Fou (Benoit Jacques Books, 2012, 2014 et 2016 pour les trois premiers volumes déjà parus).
Pensez-vous que chaque projet exige son propre langage ? L’entreprise littéraire de longue haleine que constitue l’odyssée de Pioung Fou est-elle née d’une volonté d’explorer toutes les formes possibles de narration ?
BJ : Un peintre célèbre, dont nul n’oserait contester le génie, a déclaré un jour : « Je ne cherche pas, je trouve ! » En ce qui me concerne, j’ai beau chercher, je ne trouve pas. Trouver n’est d’ailleurs pas une fin en soi. Chercher me plaît infiniment plus que trouver. D’autant qu’il s’agit de me chercher. De comprendre qui je suis. Toute la difficulté réside dans la sauvegarde de mon propre enthousiasme à poursuivre mes recherches. Le livre, cet objet que je considère comme magique, fait partie des territoires d’exploration que j’affectionne. Chaque livre est le prétexte d’une nouvelle introspection, d’un nouveau « jeu », d’une nouvelle proposition. C’est également ma façon de lutter contre l’insupportable obsession qui consiste à coller des étiquettes sur tout (je sais qu’on classe une part de mon travail sous le label « littérature de jeunesse ». Pour moi, cette manie du classement n’a pas grand intérêt).
Certains de mes livres sont des transpositions directes de mes états d’âme (L), ou de mon besoin de rire (Wa Zo Kong). D’autres correspondent plutôt au désir de réaliser un type d’ouvrage bien particulier et de prolonger ainsi mon exploration de ce support. Inspirée par Au Bord de l’Eau, le roman chinois du Moyen Âge, la saga Pioung Fou en est ma version, que j’essaie de rendre passablement délirante. À l’instar des romans-feuilletons du 19ème et pour d’évidentes raisons économiques (j’édite mes livres sans éditeur), je la publie en « morceaux ».
Fin 2019, Benoît Jacques a publié Poppeup ! (éditions Benoit Jacques Books), l’histoire d’un homme de papier qui cherche à sauter hors du livre que nous tenons entre les mains. Il y parvient tout à la fin, et sans qu’aucune page ait pris la forme d’un véritable pop-up. La multiplication des livres animés ou albums pop-up, dans lesquels des portions d’illustration se déploient en relief à l’ouverture de chaque page, nous a incités à attendre un événement qui ne se produit pas matériellement. Ou presque pas : car il y a bien un personnage découpé qui se cache dans l’un des rabats de la jaquette… En plus de mettre en abyme l’objet livre, Benoît Jacques expérimente dans Poppeup ! une nouvelle manière de travailler sur la couleur, qui donne l’impression que chaque image est faite de calques colorés qu’on aurait superposés.
Cet entretien a été mené à l’occasion de Poésie in situ par Jean-Michel BOHRER, libraire à L’Autre Rive de Nancy. Qu’il en soit vivement remercié, ainsi que toute l’équipe de L’Autre Rive, partenaire fidèle et privilégié dans toutes les éditions de POEMA.